La forêt invisible (D'après l'oeuvre de Julia Woignier)
Ecrit sous les piquants rayons du mois d'août 2015, ce poème reprend l'histoire du livre jeunesse de Julia Woignier (La forêt invisible), voici donc une transcription "alexandrine" des superbes aquarelles de Julia. Je vous invite à découvrir le livre -disponible dans les meilleures librairies- ainsi que le site de cette talentueuse artiste: http://usitoire.blogspot.fr/
I.
Le tricot des buissons, les lianes légères,
Les zébrures des troncs, la langue des fougères
Découpaient sur les rangs des chasseurs intrépides
Des lambeaux de néant, des parcelles de vide.
De leurs plastrons de cuir quelques fragments tannés
Semblaient se mêler aux tessons illuminés
Des casques, des harnais : limailles de comète
Que l'on entrevoyait -dans leur marche inquiète-
A travers le tamis des végétaux absents.
Leurs lames en débris d'aciers incandescents
Cillaient, saupoudrées en fugues aériennes.
Ils avaient cheminé plusieurs jours dans la plaine
Et sur leur horizon revêtu de magie
Cette étrange forêt avait soudain surgit.
Tout était là : les bras triomphants des arbustes,
Les halliers couvrant les écorces robustes
Des empereurs caducs ; palmes, tamariniers,
Les tigelles en fleurs libres de communier
Avec les chants secrets de l'humus nourrissant.
Mais de ce grand réseau de feuillus frémissants
On ne distinguait rien. Ces ramées inconnues
Ne découpaient le ciel qu'en moutonnements nus
Et blancs. Sous leurs regards les ombrages splendides
N'offraient que les remous d'un nuage de vide.
II.
La troupe avait percé la blanche canopée
Et, progressivement, la marche des épées,
Des brigandines sous la nature océan
Fut engloutie par les étoles du néant.
Seuls les arcs argentés coiffant les pertuisanes
Ondulaient de rayons au-dessus des lianes.
Les chasseurs progressaient, pas aveugles, prudents,
La voix était un guide -un soutien évident
Lorsque la peur inonde un ventre de grisailles.
Lorsque soudain, devant !... Un souffle de broussailles.
Un craquement de bois ! Ils pointèrent les lances
Les poumons aux aguets auscultant le silence.
Dans le hurlement sec d'un tronc que l'on déchire
Un immense museau, deux billes de saphir
Déchirèrent le vide, une crinière à droite,
A gauche le bec noir d'un immense primate
A tête de moineau ; canines terrifiantes,
Hybrides colorés aux masques d'épouvante.
Animaux des enfers ! Des monstres, à l'assaut !
A l'assaut ! Devant eux arbres et arbrisseaux
Craquaient et se couchaient, les rideaux du néant
Éparpillaient dans l'air la rage des géants :
Une corne, une queue, un mouvement de sabre,
Les fers d'un bassinet, rugissements macabres,
Effluves d'un sous-bois étranglé de colère,
Piétinements, éclats de voix ; en un éclair
La course d'un fuseau de griffes et d'écailles.
Averses de piquiers. le pouls de la bataille,
Perclus de floraison de flèches, de terreur,
Grondait dans les enfers d'une aveugle fureur.
Enfin, soudainement, ivre de turbulences,
La livide forêt retrouva le silence.
III.
C'est la poigne œuvrant sur de solides cordages
Que les chasseurs -joyeux- quittèrent les branchages
Absents. Les végétaux libéraient leurs épaules,
Glissaient – frêles serpents- sur la luisante tôle
Des cuirasses, livraient leurs semelles fourbues
Aux multiples couleurs de la plaine, leur but
Était atteint : figé par l'atroce grimace
De la mort, ligotée, une terrible masse,
Un monstre musculeux au pelage brun-sombre,
Quatre harpons griffus acérés par les ombres,
Un colosse infernal aux prunelles d'ébène
Fut traîné au forceps sur les reins de la plaine.
Un feu fut allumé. Un camp fut établi.
La horde des chasseurs, les membres affaiblis,
Le corps affamé par la lutte furieuse
Et le cœur entonnant l'ode victorieuse
Dévora jusqu'au os sa proie encore chaude.
On ne vit bientôt plus sur le pré d'émeraude
Que les tristes coraux d'un squelette blafard.
Dans les replis du ciel, au-dessus des soudards
Repus roulait l'écho d'un orage imminent.
Le sol fut secoué de vents tourbillonnants
Et le plafond de suie aux pesants tentacules
Céda son flux de vie avant le crépuscule.
La pluie ! Aux abris ! Les chasseurs se réfugièrent
Sous la carcasse blanche -effroyable tanière
Au palpitant éteint, cache aux arches funèbres
Alourdies par le sang-. Quand vinrent les ténèbres
Les faces des chasseurs lentement chavirèrent :
Des lignes, des couleurs, les feux d'une crinière,
Une moustache, un bec, les reflets d'un plumage,
Une corne, un museau, l'ocre chaud d'un pelage...
Dans l’aveugle océan des écharpes de nuit,
Allumant des colliers d'étincelles, sans bruit,
Des masques monstrueux avalèrent leurs traits.
Autour d'eux grandissait une étrange forêt.
Lyon, Août 2015