Coqs (Nouvelle en vers) - Texte intégral
Coqs
Jean. Je m’appelle Jean. J’achevais à l’époque
Dans l’élevage sourd de l’atelier Duroch
Ma formation pour devenir éleveur
De coqs, être de ceux qui nimbés de ferveur
Faisaient palpiter les poumons de nos quartiers,
Ceux qui semaient l’azur sur nos mornes clapiers
De béton. Nous vivions dans ces concrétions,
Ces foyers écrasés de suffocations,
Ce lichen engourdi de vitres, d’alvéoles
Qui s’agrippaient aux reins de la mégalopole.
Au ventre des sous-sols, au cœur des entrepôts,
Dans les frêles hangars aux brûlants oripeaux
De rouille un millions de paumes affûtées
Rivalisaient d’ardeur, de générosité,
Usaient de leur sueur, souillaient leurs paletots
Pour offrir aux regards ébahis des badauds
Les fabuleux geysers, les flammes vagabondes
Des plus splendides coqs sur des lieues à la ronde.
Dans les modestes cours, dans les sombres dédales
De l’immense cité les gallinacés mâles
S’érigeaient en fleurons de notre économie.
Moi je m’appelais Jean. Vingt ans. Un apprenti.
Conformément à nos us, nos traditions,
Peu enclin au progrès, aux innovations
Fantaisistes des temps les éleveurs optaient
Pour le Gallus-Gallus. L’animal arborait
Sous une tête haute, une crête écarlate,
Un hallier flamboyant de plumes acrobates,
De l’orange, de l’or, du rouge : explosion
De feu digne des plus belles éruptions
Volcaniques. L’habit de braise contrastait
Avec la queue d’onyx, le panache de jais
Et les reflets dansants de son plastron moiré
Qui vacillaient selon la luminosité
Entre le bleu pétrole et l’ombre de l’ébène.
Quelques artisans plus jeunes que la moyenne
Désireux de se faire un nom dans l’univers
Vibrant de l’élevage exploraient des filières
Plus exotiques. Dans les échoppes fardées
Il était désormais moins rare de tomber
Sur l’incendie bleuté d’un coq de Lafayette,
Sur la queue électrique en traîne de comète,
Le casque scintillant, rond, d’un coq de Java
Ou l’habit pastillé, grisé d’un Sonnerat.
Monsieur Duroch lui ne brassait pas ces écumes,
C’était un vieux briscard accroché aux coutumes.
Un bougre ramassé, légèrement ventru
Qui tentait de cacher sous des airs de bourru,
Sous le sel broussailleux de ses sourcils, l’amour
Vif et passionnel qu’il vouait chaque jour
A son clan, sa famille, à sa profession.
Il faisait au matin son apparition
Dans l’indigo crasseux d’une ample salopette
Aspirant les flots de son humeur de tempête
Sur un pauvre mégot, semant aux quatre vents
Sa cape de tabac perlée de grognements.
L’existence était rude attigée de gerçures
Autour des estomacs gargouillant de nos murs
De zinc et malgré notre amour du beau plumage,
Des crêtes de velours -signe d’un bel ouvrage-,
Malgré la passion toujours plus crépitante
Qui animait nos doigts d’une fièvre envoûtante,
En dépit des yeux vifs, des plumeaux d’apparats,
Des becs luisants, laqués, ces fabuleux crachats
De feu plantés sur des ergots tranchants et fiers
Nous vivotions sans cesse au seuil de la misère,
Perchés sur le filin tendu de nos finances :
Insectes chancelants, vassaux d’une existence
En équilibre, un pied dans le vide. Aujourd’hui
Seuls les habitants des beaux quartiers, les nantis
Pouvaient investir dans notre production.
L’élite ! Le gratin ! Que d’exclamations
Et que d’étonnement lorsqu’au hasard des rues,
Sur le sillon grondant d’une longue avenue
Nous les croisions : bijoux, brocarts, hautes coiffures,
Queue de pies et vestons gonflés de démesure.
Nos gosses ébahis ne pouvaient contenir
Leurs trépignements face aux pommeaux de saphirs,
Face aux étirements de leurs blancs véhicules
Qui s’évaporaient à l’orée du crépuscule.
Ces gens-là travaillaient dans l’immense bâtisse
Dont l’ombre s’élevait, lourde et dominatrice
Au-dessus des faubourgs de la mégalopole.
Ces gens-là, chaque jour, parcouraient la coupole,
Les entrailles du monstre aux colonnes austères
Qui crachait les reflets de son dôme de verre
Jusqu’aux stipes miteux de nos pauvres quartiers.
Ce matin-là, pour moi, le fidèle écuyer
L’évènement était de taille : l’honorable
Carrière de monsieur Duroch –cette incroyable
Vie vouée au travail- abordait les abstraites
Lueurs, le delta lourd et blanc de la retraite.
Pour mettre un point final à mon apprentissage
L’artisan, ce jour-là, devait –comme un passage
De témoin- m’inculquer une ultime leçon.
Ma nuit avait été parcourue de frissons,
Chahutée, à tel point criblée d’impatience
Que Morphée, malgré ses assauts de véhémence,
Avait lutté longtemps avant de m’enlever.
Une seule leçon cèlera mon entrée
Dans le grand cercle des éleveurs, cette immense
Nébuleuse unie par le poids de l’exigence,
L’amour de l’animal, celui du bel ouvrage
Sans cesse ravivé : notre art ! Notre langage !
Il était tôt. Un fil de soleil étirait
Discrètement ses bras derrière les ballets
Bruns d’un empilement de taudis. Le fronton
Des entrepôts Duroch s’immolait des festons
Du jour qui révélait dans de vives bourrasques
Mille moutonnements de poussières, le masque
Crasseux qui chapeautait l’avenue. Cette nuit
La ville avait sué, étouffée dans l’étui
D’un été ardent, des relents de pourritures,
D’âcres exhalaisons d’urines et d’ordures
Transpiraient de l’écorce urbaine. Seuls les rats,
En brigands des trottoirs, en habiles malfrats
Semblaient s’en délecter et pillaient à loisir
Les ballots de déchets léchés par le zéphyr.
Je ne pus exprimer ma stupéfaction
Lorsque Monsieur Duroch plié dans son camion
Ne vira pas vers les arcades du portail.
Il pencha ses yeux gris, ses tempes en bataille
Et tendit ses doigts courts pour m’ouvrir la portière.
-Grimpe fiston, on a un peu de route à faire !
J’obéis sans broncher, sans nulle question,
Sans un indice sur la destination
Mystérieuse de ce départ impromptu.
Elle était rare ici la fleur de l’imprévu ;
Le jeu m’amusa et -je dois bien l’avouer-
L’idée de fuir un temps nos murs exténués
Pour sillonner les flancs, les infinies veinules
De la ville me plut. Une indicible bulle
De silence inonda le ventre du camion.
Nous quittâmes la rouille et les concrétions
Mousseuses de nos toits -ces cloisons bitumeuses-
Par un dédale de ruelles ombrageuses
Qui s’étoilaient autour des locaux de stockage
Ou glissaient sur le dos de préaux d’élevage.
Pensif, je contemplai les enchevêtrements
De conduites de gaz, les tricots apparents
De câbles, de tuyaux : vers en éclosion
Sur les nasaux fumants des ventilations.
Sous mes yeux s’animait la sève intestinale,
Le palpitant noueux de mon fortin natal.
Au bout d’un long ruban d’asphalte parcouru
Nous débouchâmes sur une large avenue
Bordée de peupliers. Contraste saisissant :
Ici les filaments bondissaient en tous sens,
Les enseignes plissaient la blancheur des façades ;
Ampoules et fanaux cousus par myriades
S’alliaient aux remous des flèches tournoyantes,
Aux peaux laquées de ces vitrines clignotantes
Qui crachaient leur venin aux timides rayons
Du matin. Les trottoirs escortés de néons,
Peinturlurés de corps, de courbes sensuelles
-L’échine abasourdit de lisses bagatelles,
D’extase artificiel, de lèvres liquéfiées-
Vomissaient leurs fatras tentateurs sur le nez
De notre habitacle. Un tumultueux sillon
Etirait l’avenue vers l’imposant sayon
Du grand dôme. Ces murs ! Ce fantôme obsédant !
Nous nous garâmes sur les talons du géant,
Dans une cour jouxtant les cocons luxueux
Du prêt-à-porter et les corridors pompeux
De la gastronomie. Dans ces quartiers huppés
La plus humble de cours pliait sous des flopées
D’arcades en dentelle et de hauts réverbères
Aux bourgeons vaniteux. Les balustrades fières
Semblaient être partout ligotées de volutes,
De tympans accablés, de corniches hirsutes.
Les bâtiments ourlés laissaient choir des moulures
Jusqu’aux portillons blancs des locaux à ordures.
Ici les containeurs ne semblaient pas connaître
La simplicité, ils trônaient sous les fenêtres
Ciselées, parfois mieux lotis que quelques-unes
Des âmes qui peuplaient nos terres d’infortune.
Un passage s’ouvrait dans l’ombre d’une treille.
-En avant fiston, c’est par là ! Lança le vieil
Homme en ravivant le foyer capricieux
De son tabac gris. Nous cheminâmes tous deux
A travers un réseau complexe de coursives,
De galeries cossues de voûtes et d’ogives
Dans un enlacement constellé de splendeurs
Qui débouchait sur une autre cour intérieure
Dans laquelle des buis divinement taillés
En cubes dressaient leurs bustes humiliés
Dans l’humus odorant de vastes jardinières.
De là se déployait la structure de fer
D’un escalier qui –tel un lierre famélique-
Gravissait en zigzag un immeuble de briques
Rouges. J’avais toujours suivi aveuglement
Monsieur Duroch. Depuis un lustre maintenant
Celui-ci martelait ses conseils avisés,
Guidait mes mains vers les ficelles du métier
Et tel un œnologue, au fil de ses leçons,
Il avait exercé mon palais aux frissons
Du travail bien fait, à la sublime beauté
De la production, l’onctueuse fierté
D’avoir pu extirper nos âmes créatrices
Vers les bouquets flambants de ces feux d’artifices
Emplumés ; ces ergots luisants, ces insolences
De braises, d’obsidienne où gonflait l’excellence
Du Gallus Gallus. Au gré de percées profondes,
De dédales plongeant sous la peau rubiconde
De l’édifice notre ascension sembla
Distendre le temps. La cadence de nos pas
S’émoussait, usée sur les essors mécaniques
D’un infini grinçant de marches métalliques.
Le vent s’était levé durant notre escalade,
L’horizon fulminait de sourdes cavalcades
Et dans l’azur brûlant de fièvre venimeuse
Roulaient de lourds échos d’estampes nuageuses.
Ici l’air me sembla plus sain, plus respirable,
Comme libéré de cette étole effroyable,
Ce résidu brumeux d’infectes puanteurs
Qui noyait la cité. Perchés sur ces hauteurs
Nous ne percevions plus la clameur des autos,
A peine entendions-nous le faible lamento
Des sirènes, le cri zélé et lancinant
D’alarmes se grisant au moindre éternuement.
Dans un souffle, soudain, les murs s’évanouirent
Pour laisser le rideau des cieux s’épanouir
Sur nos épaules. Nous foulions enfin la nuque
Du colosse. Au-dessus des chapiteaux de stuc,
Des entrelacs feuillus d’une fine margelle
Nous fûmes happés par un spectacle irréel.
La ville ! Océan noir de fureur, de détresse !
Ecorce accablée de ventricules, de graisses,
Des rouages grippés, piquées de fumerolles :
L’épiderme grouillant de la mégalopole
Etirait ses drapés d’asphalte frémissants
Sur tous les horizons de la rose des vents.
C’était un cœur ! Une hydre ! Un monstre sans sommeil !
Les épanchements d’une horrifiante merveille.
A l’est, les stratus se dilataient dans un râle
Charbonneux, les sanglots du ciel –perles d’opale
Vaporisées sur les arabesques d’Eole-
Semaient en pointillés quelques vaines corolles
Anthracites sur les tuiles environnantes.
Au fin fond de son trou, la carcasse pendante
De l’escalier tintait de crissements d’écrous ;
Quelques odeurs de rouille annonçaient le courroux.
-Allez garçon viens, on y est presque ! Le ton
De monsieur Duroch me surprit, ses yeux, son front
Semblèrent se parer des lugubres phalènes
Qui mêlent la colère à l’insondable peine.
-Par ici ! Nous devons rejoindre les verrières !
Nous progressâmes sur l’imposante visière
De la coupole par le goulet étranglé
D’un balcon, chahutés par les brusques mêlées
D’Eole ; accablés de ruées facétieuses.
Nous liâmes nos doigts aux margelles houleuses.
Le dôme tressaillait, tremblait de tous ses fers
Sous les crocs révoltés de ces vents mercenaires.
En bas, la trame des faubourgs géométriques,
Ces marais engoncés de toiles électriques
Diluaient lentement leurs champs de paraboles
Dans les limbes rageurs, la lourde camisole
De l’orage latent : L’emportement des dieux !
Essoufflés, rampant sous la paupière des cieux,
Epinglés au-dessus du grinçant épiderme
Nous avons contourné le front du pachyderme.
-C’est là ! Cracha monsieur Duroch, le teint grisé,
Les iris embaumés de souvenirs glacés.
-Regarde à travers les yeux du grand dôme ! Observe
Longuement ! Puise s’y ta leçon et conserve
La ! Je ne te suivrai pas vers l’épais vitrage,
Je n’en ai point la force, encor moins le courage !
Lovés sur l’horizon, derrière sa crinière
Embroussaillée d’argent, j’aperçus nos tanières,
Nos toits incendiés par les derniers tessons
D’un soleil ficelant ses ultimes moissons.
Le balcon prolongeait son escapade folle
Le long du crâne blanc de la haute coupole,
Mais à ce point précis la sœur de l’empyrée
Déployait les cristaux de larges baies vitrées.
Mon ultime leçon ! Juste un geste ! Un regard !
Cela semblait si simple ! Aisé ! Seulement voir !
Je m’arc-boutais sur la solide ossature
De zinc, le cœur ému. Oubliant la froidure,
J’immergeai l’ardeur de ma curiosité
Dans le tronc d’un colosse aux cornées dilatées.
Vision renversante ! Abrité par les ors
D’un plafond ouvragé, nimbé des météores
Clinquants de lustres aux lianes infinies,
Un niveau circulaire étendait ses tapis
Vers un cortège de meubles ostentatoires ;
Métissages cossus de gemmes et d’ivoire,
Sobrement douché par l’orange tamisé
D’appliques rococo, par les ocres boisés
De candélabres, de quinquets cuivrés, l’étage
Epanchait ses encens de bronze et de tissages
Sur l’entière envergure, altière et rigoureuse
De l’édifice. Un trou -festonné d’orgueilleuses
Balustres- s’échouant au centre du niveau-
Me laissait entrevoir les multiples préaux,
Ces inquiétants paliers plongeant vers le néant
Qui semblaient tapisser la trachée du géant.
Sur ce disque grouillaient en mille tourbillons,
En flopées de cris, de gesticulations,
Des personnages vifs tendant à bout de bras
Des liasses de papiers, d’incroyables fatras
De dossiers ou hurlants des ordres en rafales
Dans de blancs porte-voix. Manchettes de percale,
Queues-de-pie, cordons d’or, hauts-de-forme, écussons
Rutilants et blasons côtoyaient à foison
Les filaments brodés et les fins parements
De soie, de vison ; les plus impressionnants
-J’en ai vu quelques-uns - arboraient de pompeux
Galons et gonflaient – d’un mouvement vaniteux-
D’incroyables plastrons alourdis de médailles.
Malgré l’impression de chaos, de pagaille,
Malgré les gestes vifs, les grains de tension
Qui fusaient parmi eux en sursauts trublions,
Les personnages se cristallisaient autour
De cercles sablonneux qui dupliquaient leurs lourds
Plateaux aréneux sur l’ensemble de l’étage.
La lame d’un éclair zébra le paysage.
Le ciel se craquela d’un puissant grognement.
Ma vue soudainement se mit en mouvement,
Une lumière verte explosa des cloisons
Libérant des élans de jubilations
Sous la calotte du dôme. Un bouillonnement
Si intense que j’en perçu distinctement
La ferveur à travers la cornée aérienne
De ma bulle de verre. Une demi-douzaine
De coqs venaient d’entrer sur les pistes de sable
Effilochant les fronts d’une fièvre insondable.
Les papiers circulaient de plus belle, des liasses
De billets naviguaient de main en main, les strass
Flottaient, les porte-voix vibraient comme jamais.
Mes doigts pressèrent le métal, je frissonnai :
C’était presque tous des Gallus Gallus ! Perdus,
Etourdis, égarés sur l’orage éperdu
D’une cathédrale en fusion, Ecrasés
Par les orbes déments d’un navire embrasé.
Dans chaque cercle ils se toisèrent, labourèrent
Le sol, l’œil engourdi, perforé de colère
Instinctives, les cous se déplièrent dans
De bondissants éclairs ; les panaches ardents
Gonflèrent leurs flambeaux de fureur, les ergots,
Les becs fusèrent dans un funeste tango
De poussière. Plastrons mutilés, déchirés !
Un sang gras inonda les crêtes lacérées
Se mêlant sombre et grave aux sable des arènes.
Plumage écartelé ! Jaillissements obscènes
De jubilations et de trépignements
Qui enflaient furieux au cœur du bâtiment.
Les couleurs implosaient. La grâce, la beauté
Se noyait sous mes yeux en muse dévastée,
Pillée ! Lambeaux de chairs, corps prostrés, palpitants !
Raz-de-marée rageurs à mon ventre haletant.
Mes volcans, mes bouquets ! Ces plaies, ces automates !
La vitre sur mon front, Ces haillons écarlates !
Mes chers Gallus Gallus tombèrent un à un.
J’étais à genoux lorsque en vaillants serpentins
Les premiers bataillons de l’averse roulèrent
Sur l’inclinaison de l’impassible verrière.
Jean, je m’appelle Jean ! J’ai 82 ans
Et je dois achever demain – triste tourment-
La formation de mon apprenti, un môme !
Pour l’ultime leçon, nous irons au grand dôme !