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Langues de sel

Publié le par Ghregg

Bonsoir les gens,

 

Après les 3 épidodes sur le thème de l'apocalypse pour le concours welovewords sur le 21 décembre 2012 lisible ici:

http://www.welovewords.com/documents/20-jours

voici ma candidature pour le concours "festin cru", toujours sur le site welovewords. Ici, le but était d'écrire le début d'un roman s'ouvrant sur une séquence cannibale. Pour entrer dans les clous du concours (-de 6000 caractères espaces compris) j'ai du réduire un tantinet mon récit, mais heureusement le voici en intégralité et en exclusivité sur le blog.

Un grand merci à Chloé pour son aide sur ce texte.

Bonne lecture et... Bon appétit bien sûr!

 

 


cani


 

 

Ce type ressemblait à son bureau : un teint gris, des traits tirés. Les cloisons, en fidèles assistantes, semblaient choper les mêmes rides que ses paupières. Ses gestes, son tweed, ses larges épaules brassaient une légère brise de tabac froid. L’agent qui m’avait reçu n’avait tenu qu’une minute face à ma déposition. Après des yeux ronds et quelques agitations il m’avait laissé entre les serres de son grand manitou, livré en pâture à cette pièce exigüe devant une silhouette grise de lassitude policière.


-    Vous êtes monsieur?
-    Bragi, Sébastien Bragi!


Le type tripotait nerveusement un ticket de métro.


-    Alors dites-moi M. Bragi c’est quoi cette histoire?
-    C’est ce matin… Je me suis réveillé avec la peau brûlante, avec une migraine qui tournoyait dans mon crâne. Mon visage semblait figé par le sommeil et il y avait ce goût malsain et métallique qui traînait sur mes lèvres. Et puis, j’ai vu mes mains, mes bras, du sang partout, rouge, bordeaux, un peu noirci par endroits. Ma chemise n’était plus qu’un sac écarlate scotché à mon torse par la coagulation. Et le pire c’était ma barbe, ma bouche, mes dents, noyées dans un masque de sang séché.
-    Et ? Aucun souvenir?


Il avait roulé son ticket entre ses pouces et ses index.


-    Rien ! Le trou noir, Répondis-je dans une grimace de dégoût, rien jusqu’en milieu d’après-midi. En quelques secondes tout m’est revenu en tête, clair, limpide : une horreur.
Le flic fourra le cylindre de carton entre ses lèvres.

C’est vrai qu’elles sont facétieuses nos mémoires. Parfois les souvenirs sont là, cachés dans un coin de notre cerveau, bardés de tous les détails scabreux, tristes ou rassurants. Les images, les paroles se retrouvent prisent en otages, et, soudain, je ne sais par quel déclic les voici qui s’échappent, qui s’imposent à la conscience au moment où l’on n’attend plus rien.


Hier, tout avait commencé avec ce carton d’invitation : un bristol crème aux lettres dorées. J’étais convié, le soir même, au vernissage du nouveau coup d’éclat probable de Stéphane Meigs. En quelques mois ce trentenaire sautillant était devenu le petit chouchou du microcosme parisien de l’art contemporain. J’avais moi-même rédigé plusieurs articles sur ses expositions-flash, sur son exubérance, sa folie communicative. Cette nuit, Meigs investissait un nouveau lieu : la galerie « Iceberg », un espace froid et chirurgical mêlant étrangement le frisson d’une morgue au caractère contemporain d’un bar « lounge ».


L’homme qui m’accueillis sur le perron de l’iceberg portait déjà la griffe de l’artiste : contrastant  avec la rigueur du costume trois-pièces et la sobriété d’un nœud papillon l’homme avait recouvert son visage d’un masque à l’effigie de Meigs. Un Meigs rigolard. Comme une mise en bouche.


-    Bonsoir, monsieur. Carton ? lança-t-il, la voix étouffée par son accessoire.


Je lui donnai le bristol et il m’indiqua une porte au fond du hall d’accueil.
Salle N°2. Ce fut une vague blanche, une pièce livide qui s’ouvrit devant moi. Aucune œuvre n’habillait les murs, pas une toile, aucune de ces structures alambiquées dont Meigs avait le secret. Il ne subsistait que deux îlots dans cet océan immaculé : un écran plasma, au fond de la pièce, posé sur un meuble d’appoint et, plus au centre, une gigantesque tablée de victuailles autour de laquelle gravitait une douzaine de convives.


Une liane brune vint à ma rencontre.
- Sébastien, quel plaisir de vous voir ici, s’exclama-t-elle en tendant vers moi sa french manucure. C’était Claudine Leroy, la pétillante déléguée au département culturel de la mairie de Paris. Une sexagénaire toute en longueur, un sourire politique inamovible sur un teint hâlé illuminé en toutes saisons par des tailleurs aux couleurs vives.


-  Miss Leroy, répondis-je en esquissant un baisemain théâtral qui la fit glousser comme une adolescente.
Elle n’eut pas le temps d’en dire plus. Dans un tintamarre de musique classique l’écran plasma s’alluma et Meigs nous apparut, l’œil plus malicieux que jamais.


-    Mesdames et messieurs bonsoir ! lança-t-il à la manière d’un présentateur télé. Notre dernier invité est désormais parmi nous et les festivités vont pouvoir débuter. Vous avez sans doute été surpris par la blancheur glaciale de notre cocon vespéral. Les faits sont là, désormais vous êtes des pionniers. Bienvenue à l’aube d’une humanité, bienvenue dans mon nouveau jardin d’Eden ! Le jeune homme leva les mains au ciel. « Une terre vierge, une page blanche, un espace vide d’idées, d’idéologies et de philosophies. Vous êtes les nouvelles Eve, les nouveaux Adam. Vous allez puiser dans ce rectangle de vie, dans l’oasis des offrandes de notre mère nature et vous allez contempler vos instincts, cette clé de voute qui soutient l’édifice humain. Régalez-vous ! »


L’image se figea sur un sourire carnassier de Meigs et déclencha une salve d’applaudissements. Les convives attaquèrent le buffet. J’aperçus la barbe fournie de Hervé Lussault, le rédacteur en chef du fameux magasine léz’arts. Celui-ci, dans son style bourru caractéristique, était en pleine conversation avec un vieux collectionneur. Derrière eux c’était Estelle Rangod ; La nouvelle directrice du musée d’art moderne approchait son énorme carcasse de la table. Un tailleur strict, anthracite, s’ouvrait sur le large décolleté de son immense poitrine. C’était plus qu’un buffet qui s’étalait devant nous, c’était une véritable corne d’abondance : des canapés, des petites croquettes de charcuteries aux bouclettes de beurre dorées, des fruits de mer, des vins, des cascades de fruits frais, des terrines aux truffes, aux pistaches…


-    Il est merveilleux ce garçon n’est-ce pas ? » me lança Miss Leroy, un toast au saumon à la main. A la vôtre !
Je trinquai et acquiesçai d’un sourire. Tout notre petit équipage semblait aux anges d’avoir été élevé au rang d’exécuteur par le trépident Meigs. Deux quadragénaires avaient rejoint Mme Rangod et lorgnaient dans son corsage entre deux bouchées. Il faisait chaud, horriblement chaud. Miss Leroy posa ses doigts sur mon avant-bras, elle remonta vers mon épaule. Son regard s’était grisé.


-    Je vous adore mon p’tit Sébastien vous savez.


Soudain, un hurlement déchira les airs. Vision d’horreur : un des quarantenaires venait de mordre Estelle Rangod à la gorge et une fleur écarlate commençait à envahir sa poitrine. D’un mouvement carnassier le deuxième homme s’attaqua à sa joue et quand la grosse femme tomba à la renverse ils étaient déjà quatre à soulever sa jupe. Ils plongeaient leurs couteaux dans les cuisses charnues, découpaient l’épiderme, les chairs s’ouvraient, luisantes, alléchantes. Je sentis mon cerveau bouillir, frémir. En un éclair Claudine Leroy empoigna mon cou, les yeux vides. J’attrapai ses poignets et la propulsai sur la tablée de victuailles. Les veines de son cou palpitaient, cette peau bronzée, brûlante. Ces vagues rouges, cette chaleur collante sur mes lèvres…

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